Nouvelle coqueluche du marketing, les nouveaux récits sont aussi -surtout- l’une de nos planches de salut pour réinventer un monde qui va dans le mur. Mais réinventer le monde à coup d’histoires, est-ce bien sérieux ? Penchons-nous sur cette idée que des récits sont le préalable nécessaire à toute métamorphose profonde.
Changer les macro-récits de société, oui mais…
La première fois qu’on a entendu parler de nouveaux récits, c’était en 2018 dans le livre de Cyril Dion Petit traité de résistance contemporaine. « Si nous ne disposons pas d’histoires autour desquelles nous fédérer, nous n’aurions ni États, ni monnaies, ni entreprises, ni civilisations. Aucune société humaine, dans sa complexité ne pourrait exister ou fonctionner. Nous avons besoin de récits qui nous rassemblent, nous permettent de coopérer et donnent du sens à notre vie en commun », résume Cyril Dion. Comme d’autres peut-être, on a compris des choses ce jour-là. Les comportements ne changeront pas à coup d’injonctions. Il s’agit de donner à chacun des envies d’autre chose en créant des récits désirables vers un monde plus juste, plus durable, plus heureux. L’objectif est de créer des imaginaires plus désirables et plus puissants que le capitalisme et son cortège de surconsommation, tourisme de masse, fast-fashion…
On est évidemment d’accord. Et on a immédiatement eu envie de s’y mettre. Mais même avec beaucoup de volonté, de courage et même, soyons fous, de talent, comment s’imaginer avoir un quelconque impact sur des macro-récits comme le capitalisme, le progrès, la croissance… ? Des mythes colossaux et des croyances centenaires à déboulonner. En 2018, les nouveaux récits semblaient pour nous encore insaisissables et on peinait à imaginer ce qu’ils pouvaient signifier de concret. Et surtout, comment s’y prendre quand on est communicant ?
Petit manuel de résistance contemporaine de Cyril Dion
Les imaginaires culturels en action
Car quand on parle « d’inventer » de nouveaux récits, certains sont mieux équipés que d’autres. Les artistes, les auteurs, les scénaristes… Ceux qui créent en toute liberté et ceux qui savent inventer ont évidemment une longueur d’avance. D’ailleurs, quand on se lance dans une petite recherche internet sur les nouveaux récits, on réalise assez vite que les scénaristes de cinéma sont en pointe sur le sujet. Même s’ils parlent plus volontiers de « nouveaux imaginaires » que de « nouveaux récits ». Il existe d’ailleurs des tables rondes et des formations pour intégrer ces nouveaux imaginaires à ses créations.
Bravo à eux. Mais encore une fois, la notion d’imaginaire associée au monde de l’art ne plaide pas pour le caractère concret et applicable des nouveaux récits dans « la vraie vie des vrais gens ».
Comment rendre les nouveaux récits concrets ?
On comprend donc comment la notion de nouveaux récits, comprise comme les grands mythes indéboulonnables de nos sociétés et associée à la création artistique, a vite été classée comme une notion au mieux intéressante mais abstraite, au pire fumeuse et inutile. Or c’est la clé de la métamorphose de nos sociétés vers plus de durabilité, de justice sociale et de bonheur ! En un mot la clé de notre survie (et celle de nos écosystèmes dans le même temps).
Une notion tout sauf accessoire. Essentielle. Nécessaire. Précieuse.
Du macro-récit aux micro-récits
La première clé pour nous redonner du pouvoir, c’est penser les récits non plus en termes de macro-récit mais plutôt en une foule de micro-récits.
Quelques exemples ? Notre mission n’est pas tant d’inventer une alternative au capitalisme que d’inventer une alternative aux enterrements de vie de jeune fille en un week-end à l’autre bout de l’Europe. A la crème anti-âge. A la montre (ou la voiture) comme objet statutaire. Ou encore à la déferlante de jouets en plastique made in China pour Noël, aux collections de vêtements renouvelées toutes les 3 semaines… Et là, soudain, on peut imaginer d’autres possibles. Souvent même plusieurs. Et d’ailleurs, au passage, c’est une bonne nouvelle qu’on puisse remplacer une norme sociale par plusieurs alternatives plus durables, plus solidaires et davantage propices au bien-être. Pour que chacun puisse avoir le choix, hors d’un modèle unique et possiblement dictatorial.
Si on prend les collections de vêtements au renouvellement quasi frénétique, on peut proposer le dressing minimaliste fait de bonnes pièces intemporelles qui sont là pour durer. Ou encore proposer des vêtements à la location pour des occasions spéciales (fêtes, cérémonies, vernissages…). Ou bien miser sur la seconde main pour ceux qui veulent un look original ou qui aiment changer souvent. Pour chaque sujet, l’éventail est large.
Grand récit ou micro-récits ? Nouveaux récits et marque
Quand le marketing et la communication mettent les pieds sur terre
Et c’est là que notre rôle de communicants ou de marketeux retrouve une vocation citoyenne. Car dans ce secteur aussi, on a le pouvoir d’embarquer avec chacune de nos productions (texte, image, vidéo) des imaginaires qui sont dans le sens du monde d’avant (consumérisme, anthropocentrisme, égoïsme…). 0u des imaginaires qui vont dans le sens du monde qui vient (sobriété, lien social, sens…).
Et cela peut-être très concret. Promouvoir le service plutôt que le produit, la location plutôt que l’achat. La réparation et la personnalisation plutôt que le rachat compulsif.
Et dans le détail, chacun peut proposer sur son sujet de nouveaux imaginaires. Sur la beauté par exemple, comment proposer autre chose que l’anti-âge et donner aux femmes (la moitié de la population quand même) une vision positive de la vie après 40 ans (la moitié de leur vie quand même) ? Montrer des femmes naturellement belles après 40 ans, avec leurs rides, leurs cheveux blancs ? Expliquer que l’âge peut être synonyme d’entreprises et d’aventures pleines d’épanouissement ? Dire qu’une crème peut servir le confort, la santé de la peau ? Et pas nécessairement la beauté (car exiger systématiquement du corps des femmes qu’il soit beau est une injonction qui mériterait quelques scénarios alternatifs libérateurs) ?
Nouveaux récits, objectif : des alternatives pour changer de paradigme
Petit point de vigilance : un nouveau récit change la norme sociale néfaste. Il n’est donc pas dans l’amélioration de l’existant mais bien dans un changement de paradigme. Si je parle de l’habitat, la rénovation énergétique et l’isolation des logements individuels ne constituent pas un nouveau récit. Même s’ils vont dans le sens (le bon) de l’écologie. Un nouveau récit sur l’habitat pourrait être l’habitat collectif, l’habitat léger et réversible (dans des tentes, cabanes, yourtes…). Ou encore l’habitat modulaire dans les villes pour s’adapter dans le temps… Etc. Des imaginaires qui proposent une alternative à la norme de la maison individuelle.
Et si la question c’est de vendre et de créer de l’activité économique, on aura toujours besoin de s’habiller, d’avoir un toit sur la tête, de manger, de se divertir… Soyons les marques qui continueront à répondre à ces besoins dans un monde plus sobre, plus juste et plus heureux. En tant que communicants, mettons notre énergie et notre talent au service de ces marques. Bien sûr le marketing n’est pas le seul endroit pour réinventer le monde, mais il peut faire sa part.. On a déjà parlé du rôle des artistes pour construire des nouveaux récits. Les politiques et les activistes ont aussi un rôle crucial pour faire bouger les lignes.
« La crise que nous traversons n’est pas celle de l’énergie, mais celle de l’imagination et de l’enthousiasme »
Paolo Lugari.
Nouveaux récits : quel rôle pour les marques ?
Développer une culture de l’alternatif
Et si on allait encore un peu plus loin dans le réel et le concret ? Pour nourrir ces propositions alternatives, il faut une culture de l’alternatif. Beaucoup de choses existent aujourd’hui déjà, même si ces solutions sont discrètes, partielles, isolées. Certaines sont embryonnaires donc susceptibles de passer à une autre échelle, d’autres sont transposables à d’autres secteurs. Comme cette compagnie qui fait venir le chocolat par voiliers, ces écolieux qui expérimentent le revenu universel ou le fonctionnement sans hiérarchie, ces influenceuses qui imaginent un sublime dressing capsule, ces maraîchers sur sol vivant qui réconcilient productivité et biodiversité…
« Aujourd’hui, nous avons grandement besoin que ce mouvement s’accélère. Que ces petits récits se démultiplient et en alimentent de plus grands, plus inspirants, capables d’entraîner un irrésistible mouvement »
Cyril Dion
Documenter le réel
On a besoin de documenter ce réel alternatif, de faire savoir au plus grand nombre que les solutions existent, qu’elles permettent de créer de belles vies, que d’autres peuvent se lancer. A quand les documentaires sur ces histoires-là, concrètes, réelles, existantes, à des heures de grande écoute ou sur des plateformes comme Netflix ? A quand des influenceurs Nouveaux récits qui font des millions de vues sur les réseaux sociaux ? Pour quand la bascule des imaginaires ? Ce n’est que le début d’un monde à réinventer et on a besoin de toutes les énergies pour le faire advenir. A chacun de faire sa part, sur les thématiques qui lui semblent les plus justes.
« En transformant notre fiction individuelle, nous proposons à ceux qui nous entourent le ferment d’un récit collectif. Et lorsque ce récit sera suffisamment partagé, il sera temps d’unir nos forces, par millions, pour modifier les architectures qui régissent nos vies. D’engager la bascule. Quand ? Je n’en ai pas la moindre idée. Comment exactement ? Je n’en sais rien non plus. Est-ce que l’effondrement écologique n’aura pas déjà eu lieu ? C’est possible. Mais quel autre projet adopter ? Chaque jour est une petite bataille à mener. Une opportunité de créer une autre réalité. Et cela commence aujourd’hui. »
Cyril Dion