Nouveaux récits vs. récits dominants : la bataille des imaginaires a commencé !

Nous nous référons (voire obéissons) à des normes sociales dans notre manière de nous habiller, de voyager, de faire du sport, d’habiter et même de faire famille ! Ces récits dominants sont partout, au point qu’on ne les voit plus. Ils sont comme l’air que l’on respire, l’eau dans laquelle évolue le poisson : c’est notre bain culturel. Mais ce bain est mouvant : les récits évoluent et, parfois, des contre-récits émergent venant bousculer les normes sociales existantes. Voici 5 exemples de terrains de bataille des imaginaires.


Bataille des imaginaires : la sobriété vs. l’hyperconsommation

Je consomme donc je suis”… S’il est difficile d’admettre que cette phrase dépeint bien notre société, on peut au moins reconnaître que la consommation est un récit partout présent dans nos vies. L’accumulation de biens comme signe de statut social, les loisirs liés à la consommation (tourisme de masse, shopping récréatif…), le culte du neuf et notamment la difficulté d’offrir des cadeaux de seconde main, la recherche d’objets “tendances”…

Et pourtant, dans ce domaine aussi, les récits et les normes sociales associées évoluent. Regardez la déferlante de la seconde main. Quelques années ont suffi pour que Le Bon Coin et Vinted deviennent des réflexes pour les consommateurs au point que Vinted est devenu, en 2023, le premier site marchand de textile en France* (malheureusement dépassé en 2024 par le leader de l’ultra fast fashion Shein) !

Le culte du neuf a aussi cédé du terrain lors des périodes de forte consommation comme Noël. Aujourd’hui les parents n’hésitent plus à se tourner vers des jouets d’occasion.

Petite ombre au tableau de la seconde main : elle sert (trop) souvent à acheter plus de produits, sans se poser de question…  On est donc encore loin du récit de la sobriété : “moins de biens, plus de liens” !

Bataille des imaginaires : slow vs. fast

Dès le saut du lit, nous consultons nos smartphones et les réseaux sociaux. Nous courons toute la journée pour arriver à concilier travail et vie personnelle. Bien sûr, nous faisons du sport aussi, pour continuer à être performants. Et nous profitons du moindre temps “mort” pour lancer une machine ou envoyer un mail. Même en vacances, nous cherchons à rentabiliser le séjour en faisant le maximum d’activités pour “en profiter”. Et tout ça, avec l’impression que le temps s’accélère. Que nous n’avons jamais assez des 24 heures d’une journée pour tout faire…

Cette sensation d’accélération et de manque de temps vous parle ? C’est ce que le philosophe et sociologue allemand Hartmut Rosa a théorisé sous le nom d’ “accélération sociale”. Selon lui, nous sommes soumis à des normes temporelles invisibles, puissantes, qui exercent une forte pression sur chacun de nous. Cette accélération est globale (des techniques, des transformations sociales et des modes de vie) et personne ne peut y échapper. Elle détermine nos rythmes de vie et est, selon Hartmut Rosa, à l’origine d’un mal-être profond et de pathologies comme le burn-out. Pourtant, des chemins de traverse existent : certains choisissent de pratiquer leurs activités quotidiennes en pleine conscience et non plus en mode automatique (manger en conscience, marcher en conscience, faire sa routine beauté du matin en conscience). En étant pleinement présent, le mental s’apaise et on évite ainsi la surcharge.

D’autres explorent la “slow life”. Le mouvement “slow” est apparu en 1896 en Italie avec la slow food, en réaction au succès des fast-foods. Il a depuis gagné tous les pans de la société : l’éducation, la finance, l’urbanisme, la cosmétique et bien sûr le voyage. Le slow tourisme invite non seulement à vivre le voyage (et non à s’expédier dans son lieu de vacances). Mais aussi à ne pas multiplier les activités sur place et à établir une relation d’authenticité avec les populations des pays d’accueil.

Cette bataille des imaginaires entre “slow” et “fast” est particulièrement visible dans le domaine de la mode avec, d’un côté, l’ultra fast fashion représentée par Shein et de l’autre la slow fashion avec des marques comme Asphalte qui fabriquent de petites quantités sur commande et affichent de longs délais de livraison (6 mois).


Nouveaux récits et voyage : quels contre-récits proposer ?

Robustesse vs. performance au cœur de la bataille des imaginaires

Corrélée à l’accélération, il y a bien sûr la notion de performance. On mesure tout dans nos vies à l’aune de critères de performance : les montres connectées mesurent le nombre de nos pas et notre temps de sommeil ; dans le sport, on se chronomètre et on cherche à dépasser ses limites ; dans le monde du travail, on mesure la rentabilité (dont le fameux ROTI des fins de réunion – return on time invested)…

Or ce culte de la performance n’a pas toujours été un récit dominant et des chercheurs, comme le biologiste Olivier Hamant, invitent à le questionner. L’auteur de L’antidote à la performance met en avant le fait que la stratégie basée sur la performance n’est valable que dans un monde d’abondance (c’est la stratégie des parasites). En revanche, dans un monde instable et en pénurie chronique de ressources, les êtres vivants ont besoin de se tourner vers la robustesse.

Olivier Hamant précise que l’opposé de la robustesse n’est pas la fragilité mais la performance. En quoi ces notions s’opposent-elles ? La performance associe l’efficacité (l’atteinte des objectifs) et l’efficience (l’utilisation d’un minimum de ressources). C’est une notion monolithique qui nous enferme sur une voie étroite, une autoroute dont il est difficile de sortir. A l’inverse, la robustesse permet des voies de traverse et de la souplesse, à l’image du roseau qui, en cas de vent violent, plie mais ne rompt pas. La robustesse maintient le système stable malgré ses fluctuations. En un mot, c’est la condition de survie dans un monde instable.

Un exemple de robustesse : le corps humain. A 37°, notre corps est sous-performant mais il a des marges de manœuvre. Car, en cas d’infection, il monte à 40° pour que le système immunitaire soit au maximum de son efficacité. Si on voulait que notre corps soit à ce niveau de performance tout le temps, il faudrait vivre avec une fièvre de 40°. Or au bout de quelques jours, on risquerait le burn-out moléculaire…

Pro-âge vs. anti-âge : vers la bascule des imaginaires

L’âge était auparavant synonyme d’expérience et de sagesse. Aujourd’hui, il est devenu un handicap : au-delà de 45 ans, on est considéré comme sénior en entreprise. Alors on fait tout pour effacer les signes de ce qui est considéré comme une perte de performance (crèmes anti-âge ou anti-rides, chirurgie esthétique). Et les personnes âgées sont infantilisées voire mises à l’écart de nos sociétés. 

Mais d’autres récits, soutenus d’ailleurs par des influenceurs (les mature tokkers) et certaines marques, émergent : les chevelures argentées s’affichent, les femmes de plus de 50 ans assument leur âge et proclament que l’on peut être belles à tout âge. Cette tendance pro-âge, très présente dans les domaines de la mode et de la cosmétique, pourrait-elle gagner d’autres pans de la société ? Pourrait-on aller plus loin en désinvisibilisant nos vieux ? On ne peut que l’espérer !

Bataille des imaginaires : la régénération vs. l’exploitation

Nous baignons dans une fiction de séparation entre l’espèce humaine et la nature. Nous nous percevons comme une espèce à part et le récit de supériorité de l’homme a longtemps été le récit dominant de nos civilisations. De nombreux chercheurs l’ont battu en brèche en démontrant à quel point le vivant peut nous surprendre et nous émerveiller. Ainsi le biomimétisme est venu chambouler l’ancien récit. Et nombreux sont ceux qui cherchent à s’inspirer du vivant plutôt qu’à le dominer.

Si le récit de la domination et de la supériorité de l’espèce humaine perd du terrain, nous avons toujours du mal, en revanche, à voir la nature autrement que sous l’angle de son utilité. On le voit même dans les discours des associations de protection de la nature. Pour donner envie de protéger une espèce, on démontre son utilité pour l’espèce humaine.

L’exploitation est donc toujours fortement ancrée dans les récits. Nous avons longtemps exploité les ressources en nous berçant d’illusions sur leur abondance. Nous savons aujourd’hui que les ressources sont limitées et que la biodiversité s’effondre jusqu’à ne plus pouvoir rendre les services écosystémiques dont nous avons besoin pour survivre (comme la pollinisation, la purification de l’air et de l’eau, la régulation du climat…). Alors au récit de l’exploitation de la nature succède celui de la régénération : rendre à la nature ce qu’on lui prend, avoir un impact positif et pas seulement “neutre”.

On parle même d’économie régénérative : le principe repose sur l’idée que les ressources peuvent être renouvelées ou restaurées si l’on respecte leur capacité de régénération. Elle vise à créer des systèmes qui peuvent se restaurer, se renouveler ou s’auto-entretenir plutôt que de s’épuiser ou de se détériorer.

Ce modèle, encore balbutiant, s’inspire de l’agriculture régénératrice qui, elle, a fait ses preuves. Ce type d’agriculture vise à restaurer et à revitaliser les sols, les ressources en eau, la biodiversité et les économies locales tout en produisant des aliments sains et nutritifs. L’idée est de transposer ce modèle dans les entreprises sur le principe d’une triple régénération : régénération économique, régénération humaine et régénération environnementale. Un nouveau récit qui reste encore à explorer !

Du macro-récit aux micro-récits : pour créer petit à petit la bascule des imaginaires

Nous baignons à chaque instant dans une bataille des imaginaires. Les récits, auxquels nous sommes exposés quand on ouvre un roman, quand on regarde un film ou quand on va sur Instagram, soit renforcent les imaginaires de notre monde actuel (aller toujours plus vite, travailler plus pour gagner plus…), soit proposent d’autres imaginaires qui, eux, sont compatibles avec les limites planétaires et avec une société plus juste et plus heureuse. Ces nouveaux récits peuvent être partout et c’est leur nombre qui pourra créer une bascule des imaginaires.

Grâce à cet effet de bascule, de nombreuses croyances collectives ont déjà bougé : nos croyances collectives sur le genre, sur le rapport à l’animal, sur la place du travail dans nos vies, sur la représentation de l’âge… bougent ! L’imaginaire de supériorité « naturelle » de l’homme sur la femme se casse sérieusement la figure depuis un siècle de ce côté du monde. Le mouvement Metoo et, plus récemment, le soutien apporté à Gisèle Pélicot lors de son procès, sont symptomatiques d’une bascule des représentations sur les violences faites aux femmes. La notion de consentement est devenue une telle évidence pour les jeunes générations que l’on peut espérer un changement radical des comportements.

Notre perception des animaux et des souffrances qu’on leur inflige a beaucoup évolué, elle aussi. Le bien-être animal n’est plus seulement une cause réservée à quelques animalistes mais un enjeu partagé par beaucoup. Signe d’évolution des mœurs, seuls 29 % des Français considèrent qu’il est justifié de faire souffrir un animal au nom des traditions (corrida, gavage, chasse à la glu)*.

Quand les choses acceptées hier commencent à faire grincer des dents collectivement, c’est que la bataille des imaginaires est vive et que la bascule a commencé. Et sur chaque sujet, on peut observer comment des sociétés entières adoptent de nouvelles normes et de nouveaux comportements associés. Bien sûr, il reste des récits dominants qui font obstacle à la transition et ils sont puissants. Face à eux, en tant qu’individu, on se sent bien impuissant et c’est là que la notion de micro-récits intervient et nous redonne du pouvoir. Car notre mission n’est pas tant de réinventer les macro-récits que de changer tous nos micro-récits un par un :

  • Si je parle d’alimentation, comment promouvoir une gastronomie plus végétale, plus locale, plus brute, plus respectueuse du bien-être animal, plus favorable aux producteurs ?
  • Si je parle de déco, comment donner envie d’un intérieur plus sobre, plus intemporel ? Un intérieur qui fait la part belle aux matériaux naturels, aux objets artisanaux ?
  • Si je parle de mode, comment rendre désirable un vestiaire capsule ? Ou la mode de seconde main ? Et pourquoi pas un dressing qui survit aux tendances avec succès, des matières qui durent ?
  • Si je parle d’éducation, comment redonner leur place à toutes les formes d’intelligence ? Comment faire vivre la coopération dans les apprentissages, enseigner le vivant ?
  • Si je parle de cosmétiques, comment promouvoir une beauté plus inclusive et moins normative ? Donner envie de produits plus naturels, moins emballés ?

*Etude Médiamétrie 2023

**Sondage Ifop 2022 “Les Français et le bien-être des animaux”

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