L’histoire des représentations de la mort nous amène à un drôle de constat : la mort n’a jamais été aussi taboue qu’aujourd’hui en Occident. Cette mort vidée de son sens est aussi devenue absente de nos rituels collectifs. Qu’est-ce que cela dit de notre rapport au cycle de la vie ? Comment redonner du sens à ce qui est inévitable, bien au-delà du « marché » des pompes funèbres ? Quelles nouvelles manières d’envisager la mort pourraient être plus fertiles ?
La mort, perdue de vue ?
La mort, au-delà du phénomène purement physiologique, est une construction sociale. Une traversée historique (voir travaux de Philippe Ariès) illustre à quel point les représentations de la mort changent au fil des époques.
Depuis le début du XXe siècle, la mort est devenue progressivement taboue. On se demande si on doit annoncer à un malade qu’il va mourir. La mort est souvent un acte technique décidé par les médecins (comme quand on meurt seul à l’hôpital). Et les rituels funéraires sont de plus en plus légers et on préfère éviter les émotions excessives, jugées déplacées. Les enfants sont souvent écartés des enterrements. L’incinération, qui connaît un développement nouveau, est un moyen de disperser les cendres, comme pour faire disparaître pour de bon la présence du cadavre. Presque pas pratiquée en France il y a encore vingt ans, elle représente aujourd’hui 20 % des pratiques funéraires (40 % en Allemagne et les 71 % en Grande-Bretagne). On ne « meurt » plus, on « décède », on « disparaît »… D’ailleurs, il n’y a plus de morts, seulement des « défunts ».
La mort en perte de sens
La mort réelle, concrète, est invisible. Mais symboliquement, la mort est aussi vidée de son sens. Le symptôme le plus spectaculaire ? Elle est omniprésente dans notre culture artistique : films, jeux vidéos, polars, présence récurrente des zombies… On meurt et on tue violemment avec une grande légèreté. En moyenne, un enfant voit 12 000 actes violents (meurtres, viols, etc.) par an sur un écran ! (1). Cette mort caricaturée n’a pas de réalité. Nous sommes désensibilisés.
La mort pourrait bien être carrément dépassée ! C’est ce que recherche le transhumanisme, qui défie le vieillissement et la mort. En effet ce mouvement prône « l’usage des sciences et des techniques afin d’améliorer radicalement la condition humaine par l’augmentation des capacités physiques et mentales du corps humain et la suppression du vieillissement et de la mort » selon Wikipédia. Un pas vers l’immortalité ?
Les raisons de la perte de sens : fin du collectif et syndrome de séparation
Que penser de ces constats ? Depuis 100 000 ans, l’homme enterre ses morts. “Il n’existe pratiquement aucun groupe archaïque, aussi primitif soit-il, qui abandonne ses morts ou qui les abandonne sans rite”, rappelle le philosophe Edgar Morin. Qu’est-ce que la réduction des rites à leur plus simple expression dit de notre société ?
D’abord, que tous les rites collectifs sont en perte de vitesse. Ceux qui marquaient une étape de vie, comme le baptême, la communion, le mariage, ne sont plus aussi structurants. Ils ont laissé un grand vide. On ne célèbre plus autant qu’avant ces passages, ces étapes importantes de la vie. Certes, la religion a perdu son caractère fédérateur mais elle n’a pas à ce jour trouvé de remplaçant pour nous souder autour d’un nouvel imaginaire et nouveaux récits sur la mort.
La perte de sens est aussi sans doute une des conséquences du syndrome de séparation, cette coupure toujours plus nette avec la nature, dont on fait pourtant partie. Le vivant et ses cycles nous enseignent que la mort est partie intégrante de la vie, qu’elle est même nécessaire au renouvellement dans la vie. Comme le vieil arbre qui meurt dans la forêt et qui devient un terreau foisonnant pour les champignons, les insectes, les vers… jusqu’à recréer du sol et permettre la naissance de nouveaux arbres. Dans Femmes qui courent avec les loups, la psychanalyste et conteuse Clarissa Pinkola Estés parle souvent de « déesses de la vie-mort-vie », présentes dans beaucoup de nos mythologies ancestrales. Comme un continuum, cet archétype nécessaire a disparu de nos représentations actuelles.
Nouveaux récits sur la mort et l’enterrement : composter les humains
Voici un des nouveaux récits sur la mort qui ébranle nos normes sociales : le compostage humain. Oui, un corps humain, comme n’importe quelle matière organique, se composte et peut devenir un sol riche et vivant. Saviez-vous qu’humus et humain ont la même racine étymologique ? Cette pratique n’est pas autorisée en France à ce jour. Mais plusieurs associations (dont Humo Sapiens) la défendent. Et lancent des expérimentations scientifique. On parle d’humusation ou de terramation. Elle a de nombreux intérêts écologiques : recyclage du corps humain, réduction de l’impact écologique des funérailles (et potentiellement de leur prix)… Et elle nous replace dans ce fameux cycle vie-mort-vie.
Dans les nouveaux récits sur la mort et l’enterrement, on peut aussi citer l’aquamation (corps plongé dans un bain de soude). Ou encore la promession (corps plongé dans de l’azote liquide à -196°C et réduit en poudre) imaginée par la biologiste suédoise Susanne Wiigh-Mäsak. Eternal Reefs en Floride propose aussi d’intégrer les cendres du défunt à un récif corallien, comme un fertilisant qui participe au foisonnement de la vie. Ces nouveaux récits sur la mort sont encore au stade de prototype ou d’expérimentation.
Réinventer les funérailles : vers des rituels qui ont du sens
La ritualisation des funérailles est pratique et rassurante. C’est sécurisant de savoir ce qu’on doit faire, comment dire au revoir, qui inviter et comment se comporter. C’est leur fonction sociale. Mais aujourd’hui, les rituels d’hier ont disparu. Pourquoi alors ne pas réinventer des rituels qui nous correspondent mieux ?
Un nouveau métier est né ces dernières années : celui d’officiant. Sa mission ? Organiser une cérémonie sur mesure, qui fasse sens pour les participants. Lieu, décor, rituels, textes… on peut tout inventer ou choisir pour faire vraiment écho aux personnes concernées. Car les officiants peuvent travailler sur des funérailles, des mariages mais aussi des divorces ou des rituels de « premières lunes » (menstruations).
Côté cimetières aussi, on réinvente. Au-delà des initiatives de gestion écologique des espaces verts, qui se multiplient un peu partout, une alternative est déjà entrée dans la loi : la forêt cinéraire. Depuis 2021, les communes peuvent créer une forêt cinéraire à la place d’un cimetière, comme à Muttersholtz. Dans une forêt cinéraire, on enterre les cendres du défunt soit au pied d’un arbre, parfois dans une urne biodégradable, soit en les dispersant autour d’un arbre. Une plaque près de l’arbre commémore la mémoire du défunt. Un lieu de recueillement et de mémoire proche du vivant.
Nouveaux récits autour de l’âme : dialoguer avec les morts
La médiumnité, l’énergétique, la magie, la transgénéalogie… connaissent un vrai regain ces 10 dernières années. Mais ces pratiques ne sont pas la norme. Elles restent souvent au rang de l’intime (vs. du collectif). Or elles ont pourtant un potentiel d’apaisement colossal vis-à-vis de la mort. Le dialogue avec les ancêtres est présent dans de nombreuses sociétés. Via le chamanisme, la pratique de la magie, la transe… Elles répondent à un besoin fondamental des êtres humains, ce qui a permis à ces pratiques de traverser les siècles. Notre rationalisme leur laisse aujourd’hui peu de place. Pourtant, combien de personnes en détresse après la perte d’un être cher ont besoin de ce dialogue ? Au-delà des croyances de chacun, comment recréer ces dialogues nécessaires ? Comment trouver les bons « passeurs » quand ils sont relégués au rang de charlatans ou d’escrocs (alors qu’ils étaient des membres importants des communautés jusqu’au XXe siècle) ? Signe des temps, l’intelligence artificielle s’est emparée du sujet. Il existe maintenant des deadbots qui simulent des conversations avec nos morts. Et, malgré des mises en garde du Comité national d’éthique sur le consentement du défunt, des IA comme Eternos proposent de créer son propre jumeau digital avant de mourir.
Nouveaux récits pour se libérer du tabou de la mort : vive le café mortel !
Imaginés par Bernard Crettaz, les cafés mortels sont des espaces de convivialité où l’on parle de la mort. S’y croisent des personnes endeuillées, des sociologues, des thanatopracteurs… Certains événements suivent des thèmes, d’autres sont des moments d’échange en mode groupe de parole. On y dépose ce qu’on a sur le cœur pour traverser activement son deuil.
Et pourquoi ne pas s’inspirer d’autres civilisations dans leur rapport à la mort pour changer notre regard ? La fête des morts mexicaine est une célébration joyeuse de la mémoire des ancêtres, où l’on peut même organiser des banquets au milieu des tombes ! Voilà un rituel qui change de notre fête des morts du 2 novembre. Fête que l’on confond souvent avec la Toussaint, quand elle est encore célébrée. Au-delà du pot de chrysanthèmes, comment a-t-on envie de se souvenir et de célébrer nos morts ?
Notre rapport à la mort mérite d’être réinventé. Nos récits d’aujourd’hui ne répondent ni à nos besoins individuels ni à nos besoins collectifs de sens. Les pistes ne manquent pas. A nous d’explorer le pouvoir d’apaisement et de connexion que chacune d’entre elles peut apporter…
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Sources :
- https://psychomotricite-thones.fr/2018/limpact-des-ecrans-sur-nos-enfants/