Réinventer le monde grâce aux nouveaux récits, ce n’est pas simplement imaginer autre chose : avant la construction, il faut passer par l’inévitable phase de déconstruction de nos imaginaires. Identifier nos croyances inutiles ou néfastes, les réduire à néant… Un préalable nécessaire à toute métamorphose profonde. Explorons ensemble ce processus.
Comment les récits façonnent le monde ?
Si je vous dis que le progrès est dans le sens de l’histoire, que le plein emploi est nécessaire au bien-être de tous, qu’avoir une maison est le ciment d’une famille, qu’avoir un CDI c’est mieux… ces phrases sonnent comme des évidences, peu ou pas discutables.
Elles illustrent ce que sont nos normes sociales. Ce qu’on ne questionne même plus.
Aujourd’hui, et particulièrement depuis la Seconde Guerre mondiale, certaines pratiques sont devenues la norme dans nos sociétés occidentales :
- La surconsommation
- La croissance économique
- Le tourisme de masse
- L’alimentation industrielle
Ce ne sont que quelques exemples. En effet la liste pourrait être très longue.
Pourtant ces normes sociales, même si on ne les questionne pas, viennent bien de quelque part. Ce quelque part, justement, c’est ce qu’on appelle les récits.
Si on prend la surconsommation, elle est nourrie par la publicité qui nous dit qu’on sera plus heureux avec davantage de biens matériels. La culture artistique (films, livres, musique…) joue aussi sa partition dans ce concert qui nous suggère que la vie serait mieux avec toujours plus. Nos politiques nous encouragent à acheter une voiture neuve et à faire tourner l’économie. Nos discussions à la machine à café nous invitent à raconter à nos collègues des week-ends extraordinaires, à base de voyages, de loisirs vite consommés, de shopping ou de nouvelle déco… Tout est récit. Et ce bain culturel permanent nous suggère d’acheter « parce que nous le valons bien » ou pour toute autre raison. Ajoutons à cela que les normes du “toujours plus” appuient sur les travers spontanés de notre cerveau (voir les livres de Sébastien Bohler), et on comprend que tout conspire à ce cercle vicieux dans lequel nous sommes. Alors mine de rien, ces récits façonnent nos comportements. La matrice est simple et implacable :
Récits dominants > Normes sociales > Comportements
« Le récit est comme l’eau où nagent les poissons, l’air que nous respirons, nous ne le voyons plus, mais il est omniprésent, il baigne nos cellules, influence notre vision du monde et, par là même, nos choix. Nous sommes incapables de penser en dehors de notre récit puisque nous le confondons avec la réalité. Ce récit se traduit par la suite en architectures, qui orientent la majeure partie nos comportements quotidiens. Elles constituent les cadres qui déterminent ce que nous « devons » faire ou ce que nous croyons choisir de faire. » Cyril Dion dans son Petit traité de résistance contemporaine.
La force du récit dominant
A ce stade, individuellement, on se sent parfois peu concernés par les récits dominants. On se dit qu’on est libre, peu conventionnel, qu’on fait nos propres choix… Ce n’est qu’en partie vrai.
Voici quelques questions à se poser :
- Est-ce que vous oseriez éduquer votre enfant sans jamais le mettre à l’école ?
- Pourriez-vous tenter l’expérience de vivre sans argent ?
- Est-ce que vous savez vous définir autrement que par votre métier ?
Pas de bonnes ou de mauvaises réponses, juste un diagnostic sincère de notre degré de liberté. Les normes sociales sont puissantes et même quand on se sent à la bonne distance du marketing, on est tout de même façonné par la société dans laquelle on vit.
Le cerveau et ses biais de conformisme
Et c’est humain ! Notre cerveau est même programmé pour cela. Les neurosciences ont démontré que nous avons un biais pour le conformisme. Pourquoi ? Parce que l’évolution a prouvé que ce sont les groupes qui survivent et non les individus isolés. C’est pourquoi notre sens de la survie est intimement lié à la notion d’appartenance. S’en suivent tout un tas de réactions du cerveau pour favoriser notre intégration. L’émotion de connexion et d’appartenance est très douce à vivre, elle entre dans le groupe des émotions « agréables ». Tandis que celles du rejet, de la honte, de l’humiliation -toutes des émotions dites négatives en rapport avec le groupe- font partie des plus violentes.
Il faudrait donc être un héros pour accepter cette « mort sociale » qui consiste à se détourner des normes du groupe. Non ce n’est pas si simple de se lancer dans la déconstruction des récits qui nous gouvernent. De renoncer à la mode, aux voyages, à la belle maison… On prend le risque d’être questionné, jugé, stigmatisé. C’est pourquoi peu d’entre nous y parviennent alors que nous savons depuis déjà quelques décennies que notre mode de vie conduit tout droit à la fin de l’habitabilité de la Terre et à notre propre destruction en tant qu’espèce (et des milliers d’autres avec nous).
Pourquoi l’humanité est-elle accro aux histoires ?
Déconstruction des récits : une fois qu’on sait…
C’est un des nœuds de notre époque. Pourquoi, alors qu’on sait que notre mode de vie n’est pas soutenable, qu’il a déjà mené à la 6e extinction de masse en matière de biodiversité, lancé un réchauffement climatique qu’on ne sait plus arrêter et va mettre des millions de personnes en danger de mort, on ne change finalement pas grand-chose ?
La réponse est là, dans les méandres de notre cerveau qui recherche la survie et donc la conformité avec le groupe. Est-ce inéluctable ? Comment alors faire évoluer nos modes de vie qui, rappelons-le, ne sont acquis que depuis quelques décennies en Occident ?
Les nouveaux récits, c’est quoi ?
Il y a une issue. Une voie qui ne repose pas sur des efforts individuels surhumains. C’est celle des nouveaux récits. *
Reposons notre matrice : Récits dominants > Normes sociales > Comportements.
Si on change les récits dominants, on change les comportements. Mais comment s’attaquer à la déconstruction de récits colossaux comme le consumérisme, le capitalisme, la notion de progrès… ? Là encore, personne n’a la responsabilité de changer à lui seul l’un des ces grands récits de sociétés. Néanmoins chacun de nous peut s’employer à inventer des centaines de micro-récits…
Des exemples ? Comment je m’habille ? Je décore ma maison ? Je choisis mes loisirs ? De quelle façon je me nourris ? De quelle manière je prends soin de mon jardin ? Comment je me déplace ?
Chaque opportunité est l’occasion de créer un contre-récit, une nouvelle histoire désirable plus sobre et plus solidaire. Et c’est la somme de tous ces micro-récits qui peut créer une bascule des imaginaires.
Aujourd’hui, on fait rêver beaucoup de femmes (et peut-être d’hommes) avec des dressings pharaoniques, luxueux, prévus pour accueillir des centaines de vêtements et des dizaines de paires de chaussures.
Quel autre modèle, toujours désirable, peut-on imaginer dans un monde plus sobre ? Le dressing capsule avec une trentaine de pièces parfaites pour la saison, pensées pour se mixer entre elles en toute harmonie. Ou encore le dressing minimaliste, composé de quelques pièces basiques en termes de style, fabriquées dans des matières de grande qualité, pour des looks intemporels et zéro prise de tête le matin. Ou encore un dressing 100 % seconde main, potentiellement hyper créatif et stylé, parfait quand on aime la mode et qu’on veut assumer un style original.
Les pistes de déconstruction des récits dominants sont nombreuses et variées. Et pour chaque sujet, on trouve des pistes d’avenir alternatives, plus soutenables.
Grand récit et micro-récits ? Nouveaux récits et marques
Nouveau récit : une nécessaire déconstruction
Mais pour chaque sujet, il s’agit de respecter une méthodologie simple pour créer un ou des nouveaux récits : déconstruction, reconstruction. En effet quel que soit le sujet, on a besoin de mettre des mots sur ce qui nous contraint, parfois inconsciemment, avant de chercher des alternatives.
Si on prend la norme sociale des voyages, quels sont les réflexes mentaux à déconstruire ?
- « Je le mérite bien » : est-ce qu’on pourrait plutôt trouver des récompenses plus neutres en carbone ? Quelles sont les difficultés qu’on éprouve dans notre vie quotidienne pour avoir besoin de récompenses ?
- « Les voyages, ça ouvre l’esprit » : assurément la perte de repères ouvre l’esprit mais est-ce le cas de vacances à la plage, même à l’autre bout du monde ? Quelles autres activités peuvent ouvrir l’esprit ?
- « Se dépayser, c’est forcément aller loin » : changer ses repères, son rythme, son mode de vie, est-ce lié à la distance parcourue ? Se dépayse-t-on vraiment davantage dans un club en République Dominicaine que dans le même club en Europe ? Y aurait-il un moyen de se sentir dépaysé sans aller aussi loin ?
Le voyage : quels imaginaires déconstruire ?
Construire des contre-récits sur les bonnes bases
Bien sûr on n’a pas tous les mêmes réflexes inconscients mais on en a tous. Et on ne peut pas chercher autre chose avant d’avoir identifié ce qui nous empêche de changer.
Le risque si on le fait pas ? Imaginer des scénarios sur de mauvaises bases. Croire qu’on change alors qu’on ne change pas vraiment. Faire de petits changements et revenir en arrière, c’est-à-dire au business as usual. Dans les théories du changement, la théorie U (voir les travaux d’Otto Scharmer) nous enseigne qu’il faut prendre conscience, descendre et remonter le long du U. Certes la descente n’est pas confortable ni agréable. Mais c’est la seule et unique manière de changer vraiment. Et autre enseignement annexe : plus la descente est profonde, plus le changement est lui aussi profond. Bref, pas de changement sans déconstruction de nos schémas et récits habituels.
Prenons l’habitat. Un changement superficiel, c’est la rénovation énergétique de nos bâtiments. On prend l’existant et on améliore. C’est indéniablement positif. Mais ce n’est pas un nouveau récit. Ce n’est pas un changement profond. En revanche, si on parle d’habitat collectif, d’habitat léger et réversible, de logements modulaires… on est dans des changements profonds. Oui à ce moment là, on change le paradigme du logement. Car on a fait l’effort de déconstruire notre vision classique du pavillon individuel pour imaginer autre chose.
Construction et déconstruction des récits : l’exemple du féminisme
Prenons un autre exemple d’actualité : le féminisme. Il ne suffit pas de se dire qu’on est pour l’égalité homme/femme pour avoir fait le boulot. Encore faut-il prendre conscience de la profondeur des stéréotypes de genre. Qu’est-ce qui se joue en moi en tant que femme quand je me fais couper la parole par un homme ? Au moment où je choisis la salade au restaurant face à un homme qui choisit un steak ? Quand je m’habille, m’épile, me maquille ? Quand je décide ou pas de m’occuper des enfants ou de gérer la lessive pour toute la famille ? Si je reçois un commentaire sur mon corps (qu’il soit élogieux ou non) ? Où est mon propre choix vs. les injonctions d’une société façonnée par la domination masculine ? Qu’est-ce que je décide vraiment en conscience ? Déconstruire, c’est tout ça. Se poser ces mille questions et tenter d’y apporter une réponse sincère. Oui, parfois, on est le fruit de son époque et on n’a pas le réflexe qu’on voudrait avoir. On n’est pas si libre qu’on le pense. C’est ok. La déconstruction est un process jamais terminé…
Et question subsidiaire, qu’est-ce qui se joue en moi en tant qu’homme quand j’assiste aux mêmes situations évoquées ci-dessus ? Car évidemment, la déconstruction concerne tout le monde sur tous les sujets. Il s’agit, pour citer une autre image souvent citée par Alain Damasio de « décoloniser nos imaginaires ».
Un chiffre encore qui montre ce lien très net entre imaginaires et comportements : 54 % des femmes déclarent prendre majoritairement en charge les tâches ménagères contre 7 % des hommes (Drees, 2024). Et on note un lien entre stéréotypes et pratiques domestiques : « plus les personnes adhèrent aux stéréotypes de genre, moins elles déclarent un partage égalitaire dans leur couple. »
Déconstruction des récits : l’imagination au pouvoir
C’est seulement une fois qu’on a identifié ses freins et ses conditionnements qu’on peut se poser cette question si puissante : Et si ?
Et si on n’habitait plus dans des maisons individuelles en dur, à quoi ça pourrait ressembler ? Si la voiture disparaissait, comment on se déplacerait ? Ou si la mode n’existait pas, comme on s’habillerait ? Et si on n’avait pas de supermarché à portée de main, comment on se nourrirait ?
« Créer, c’est résister. Résister, c’est créer », disait Stéphane Hessel
Il existe mille manières ensuite, grâce à des techniques de créativité, d’inventer des alternatives soutenables et désirables. On en reparlera évidemment… Une fois qu’on aura déconstruit 😊.
*Si vous avez pensé à la politique, vous avez aussi raison. La politique est un de nos grands récits et ce qu’elle génère de désamour ces dernières décennies nous invite à penser que c’est aussi un récit à réinventer.