Pourquoi l’humanité est accro aux histoires et aux récits ?

L’humanité est la seule espèce à se raconter des histoires, des récits qui déterminent sa manière de vivre. C’est dire que les histoires sont au centre de nos vies ! Pour le pire… et peut-être le meilleur ? Comment notre cerveau construit des histoires ? Comment nos sociétés s’appuient sur ces histoires ? Et surtout comment en tirer le meilleur pour arrêter d’être les esclaves des histoires et récits d’hier ? Décryptage.


Quand Sapiens découvre le pouvoir des histoires

Vous êtes-vous déjà demandés ce qui fait qu’une espèce animale comme la nôtre, pas particulièrement forte physiquement (pas de dents acérées, pas de vitesse remarquable, pas de montagnes de muscles…) soit devenue l’espèce la plus dominante sur Terre, jusqu’à modifier complètement son environnement un peu partout sur la planète ?


Pour le savoir, il faut remonter il y a 70 000 ans environ. Une révolution cognitive inédite chez l’homo sapiens a une double conséquence : 

  • L’homo sapiens a désormais un cerveau capable de croire à des choses qui n’existent pas. Ce cerveau peut donc raconter des histoires et les prendre pour vraies, ce qu’a priori les autres animaux ne font pas (jusqu’à preuve du contraire). 
  • Ce nouveau superpouvoir est ce qui permet à un groupe d’adopter des fictions communes (mythes mais aussi règles de vie partagée) et de coopérer. Et la coopération est la clé du fonctionnement en grands groupes. Jusqu’ici, les humains vivaient au maximum en familles élargies mais dépassaient rarement une trentaine d’individus. Seule la capacité de notre cerveau à croire à des histoires communes permet d’inventer une culture commune pour vivre en grands groupes

Pour Sapiens, c’est le début des religions, des villes, des lois… Et c’est la disparition de l’homme de Néandertal. C’est la thèse que l’historien Yuval Noah Harari a développé dans le best-seller mondial Sapiens.


Les récits, histoires et fictions communes à la base de la civilisation

Cette capacité à croire à des fictions communes est la base même de nos civilisations. C’est évident d’un point de vue historique sur la religion, clé de voûte de nombreuses sociétés pendant des millénaires. Mais l’exemple le plus frappant aujourd’hui est sans doute la monnaie. Aucun animal n’échangera jamais de la nourriture contre un bout de métal ou de papier. Il faut croire, tous ensemble, que ce morceau de papier ou de métal a une certaine valeur et que tout le monde, partout, sera prêt à échanger ce bout de métal ou de papier contre une réalité (nourriture, vêtement, livre ou jet privé). La monnaie est une fiction à laquelle on adhère tous, elle scelle la confiance que nous avons les uns pour les autres, partout à travers le monde. 


Réalité ou fiction ?

Mais nos histoires vont évidemment bien plus loin et nous avons inventé des fictions extrêmement raffinées. Comme l’économie, devenue aussi puissante qu’une nouvelle religion. Il suffit de regarder les débats entre les politiques et les activistes écologistes pour prendre la mesure de ce décalage hallucinant. Quand les activistes parlent de la 6e extinction de masse en termes de biodiversité, de disparition d’espèces, de forêts dévastées… on parle évidemment du réel le plus cru et indiscutable. Mais la réaction politique maintes fois entendues est « mais enfin, il y a la réalité ! ». Celle de l’économie, celle de la croissance qui sont autant de fictions auxquelles nous adhérons collectivement.


Peut-on se détacher des fictions communes ?

Est-ce que cela veut dire qu’on peut soudain choisir de ne plus y adhérer ? En tant qu’individu, même si on fait ce choix intellectuellement, il est très difficile de continuer à vivre dans une société sans adhérer à ses archétypes, à ses fictions dominantes. On se met immédiatement en marge, au ban de cette société. Allez essayer de vivre sans argent… Pas simple.

Notre cerveau sait que notre survie dépend du groupe et de sa protection depuis des millénaires. Les neurosciences ont démontré que l’idée même d’être rejeté du groupe génère immédiatement une panique abyssale : le cerveau associe cette possibilité à un risque mortel. Et donc, notre cerveau, pour nous protéger, a développé une foule de biais pour nous rassurer quand on fait comme le reste du groupe. C’est pour cela que la honte ou l’humiliation (qui sont des émotions « sociales », par rapport au reste du groupe) font partie des émotions les plus violentes et insupportables pour les pauvres humains que nous sommes.

En toute logique, dans un monde qui nous dit qu’on aura un statut social rassurant si on a une grosse voiture / le sac à main à la mode / des vacances au ski et au soleil tous les ans, il faut un courage héroïque pour décider de s’extraire de la foule. Il faut aller contre le sens de la survie de notre cerveau, un de ses ressorts les plus puissants ! « Le récit est comme l’eau où nagent les poissons, l’air que nous respirons, nous ne le voyons plus, mais il est omniprésent, il baigne nos cellules, influence notre vision du monde et, par là même, nos choix. Nous sommes incapables de penser en dehors de notre récit puisque nous le confondons avec la réalité. Ce récit se traduit par la suite en architectures, qui orientent la majeure partie nos comportements quotidiens. Elles constituent les cadres qui déterminent ce que nous « devons «  faire ou ce que nous croyons choisir de faire. », rappelle Cyril Dion dans son Petit traité de résistance contemporaine. 

« Nous sommes incapables de penser en dehors de notre récit puisque nous le confondons avec la réalité.« 

Cyril Dion

Choix responsables = bannissement social ?

On voit bien à quel point faire individuellement des choix plus responsables aujourd’hui relève de l’exploit. Consommer moins, renoncer aux vacances au bout du monde, porter quelques vêtements inusables, arrêter de se déplacer frénétiquement, vivre dans un habitat nomade… Cela nous met en risque social et donc en risque vital pour notre cerveau.
Que faire alors ? Est-ce que l’humanité est condamnée à s’auto-détruire parce que son cerveau cède à la pression de conformité ? 

Non, bien sûr. Car les histoires auxquelles on croit, on peut les changer. Collectivement. 

 

Les croyances sont dynamiques

D’ailleurs de nombreuses croyances collectives ont déjà bougé, ce sont des systèmes dynamiques. Si on reprend les religions, elles sont encore très structurantes pour certaines sociétés mais plus vraiment pour d’autres. La supériorité « naturelle » de l’homme blanc est une croyance qui a perdu du crédit (on aimerait dire disparu mais hélas, des relents d’hier sont encore parfois présents). La supériorité « naturelle » de l’homme sur la femme se casse sérieusement la figure depuis un siècle de ce côté du monde. En ce moment, nos croyances collectives sur le genre, sur le rapport à l’animal, sur la place du travail dans nos vies, sur la représentation de l’âge… bougent ! 

Récemment, l’humoriste Artus confiait à Léa Salamé sur un plateau télé qu’il ne buvait plus d’alcool et que cela avait réduit son anxiété. Elle a répondu : « Ah vous êtes devenu chiant ?! ». Les réactions sur les réseaux sociaux montrent que cette phrase n’est plus acceptable pour tout le monde. L’alcool social obligatoire, très présent dans la culture française, a reculé. L’histoire commune qu’on se raconte autour de l’alcool et de la convivialité n’est plus si homogène.


Le rôle des nouveaux récits : vers la bascule des imaginaires

Toutes ces histoires, qui aident le monde qui vient à émerger, sont ce qu’on appelle les Nouveaux Récits. 

Quelles sont ces histoires ? En fait, il y en a partout et c’est leur nombre qui fait qu’on peut créer une bascule des imaginaires. Quand on ouvre Instagram, on est exposé à des histoires. C’est le cas aussi quand on va au cinéma ou qu’on regarde une série. Quand on ouvre un roman ou une BD. Quand on regarde une publicité ou qu’on écoute un discours politique. Ou encore quand on discute autour d’une table lors d’un dîner avec les copains. Tout est récit. 

Alors en tant qu’individu encore une fois, qu’est-ce qu’on peut faire pour accélérer la bascule des imaginaires ? On peut d’abord prendre conscience de nos croyances, parfois pas tout à fait conscientes. Et se demander si elles nous conviennent, si elles nous sont utiles, si elles nous aident à être la personne qu’on veut être. C’est le premier pas vers une déconstruction. Et puis ensuite, on peut choisir des croyances qui nous conviennent mieux. 


Partager au maximum les nouveaux imaginaires

Et si on veut avoir un impact plus grand encore, on peut véhiculer de nouveaux imaginaires. On peut les partager sur nos réseaux, lors d’un dîner ou d’une réunion au boulot. Il n’y a pas de petite victoire en matière d’imaginaires. 

Racontez comment vous êtes passé au vrac ou au zéro déchet, comment la seconde main est devenue la norme dans votre dressing, partagez votre projet de trip en cyclo-tourisme ou celui vivre dans une tiny house, expliquez pourquoi cette blague misogyne vous pose problème ou ce que vous vous racontez avec les animaux qui vous entourent… Chaque acte posé est un nouveau récit personnel susceptible d’ouvrir un nouveau récit collectif


« Chaque heure perdue ou volée à nous débattre dans les méandres de nos écrans, chaque journée passée à augmenter la productivité d’une entreprise dont l’activité n’a rien à voir avec le genre de monde que nous voulons construire, chaque achat que nous faisons, chaque repas que nous préparons, chacun de nos déplacements, chaque moment passé avec d’autres, chacun de nos choix sont autant d’opportunités que nous pouvons saisir. Du temps que nous pouvons regagner sur notre vie et utiliser pour construire une autre réalité. La somme de ces choix établit notre propre récit, celui que nous proposons chaque jour aux personnes que nous croisons, que nous connaissons, qui partagent nos journées de travail, nos repas, nos soirées, notre maison, notre lit… »

Cyril Dion, Petit traité de résistance contemporaine.

Le rôle des communicants dans la création de ces nouveaux récits et histoires ?

Et si vous êtes un communicant, alors vous avez un pouvoir d’influence énorme ! Et à grand pouvoir, grande responsabilité. Dans les publicités, emails, posts que vous produisez, quels imaginaires embarquez-vous ? Est-ce que ces imaginaires permettent à l’humanité de retrouver sa juste place dans le monde ? Est-ce que ces imaginaires construisent un monde plus juste, plus durable et plus heureux ? Vous avez le pouvoir de choisir. 


Terminons avec une citation de Cyril Dion qui, en 2018 dans son Petit traité de résistance contemporaine parlait déjà du pouvoir transformateur des nouveaux récits : « Choisir est épanouissant. Inventer est fichtrement excitant. Sortir du conformisme renforce l’estime de soi. Être bien dans ses baskets est contagieux. Résister en ce début de XXIe siècle commence donc, selon moi, par refuser la colonisation des esprits, la standardisation de l’imaginaire »

Alors à vous de jouer…