Le voyage : quels imaginaires déconstruire ?

Photographies de plage de sable blanc, lieux de rêve défilant sur Instagram, publicités nous invitant à faire du ciel le plus bel endroit sur terre… Nous baignons dans des récits qui font du voyage lointain et de la vitesse des impondérables. Difficile de ne pas y succomber… Pour changer ces récits qui nous enferment dans un surtourisme destructeur, il faut d’abord investiguer nos représentations, comprendre d’où elles viennent et comment elles ont évolué dans le temps. Partons à la découverte de ces imaginaires qui ont construit nos représentations du voyage…


Voyage en terre inconnue : l’imaginaire de la découverte

Si on remonte le temps jusqu’au XVe siècle, le voyage est d’abord une exploration, une découverte, une expédition, destinée à découvrir de nouvelles contrées. Puis les motifs des voyages évoluent : alors que le XVIIe siècle se contente d’imaginer les habitants des contrées lointaines à partir de connaissances parcellaires, le XVIIIe siècle se passionne pour une découverte plus scientifique du monde et de ceux qui le peuplent. Pour les savants explorateurs, qu’ils soient naturalistes ou ethnologues, le voyage devient le moyen d’acquérir des connaissances fondamentales sur le monde.

Au XIXe siècle, ces voyages d’étude vont progressivement laisser la place à une autre forme de voyage et un nouvel imaginaire : le motif scientifique se trouve relégué au second plan au profit de l’expérience personnelle et de la recherche de plaisirs sensibles ou intellectuels.

“Les voyages forment la jeunesse” : l’imaginaire du voyage initiatique

Cette formule de Montaigne, si relayée qu’elle est devenue proverbiale, a guidé et guide encore nos sociétés occidentales. Dans les faits, le voyage est un rite de passage qui existe dans de nombreuses civilisations : partir dans la nature chez Inuits et dormir seul dans la forêt chez les Masaï font partie des rites de passage à l’âge adulte.

Plus proches de nous, à partir du XVIe siècle, les aristocrates anglais, puis les plus hautes classes des sociétés allemande, française, néerlandaise, polonaise et scandinave, envoient leurs enfants âgés de vingt à vingt-cinq faire un Grand Tour : un long voyage itinérant vers l’Italie antique et les capitales européennes pour parfaire leur éducation.

La version moderne de ce type de voyage initiatique est bien entendu Erasmus : on envoie les jeunes étudier dans d’autres pays pour les confronter à d’autres cultures et ainsi leur ouvrir l’esprit. Car en voyageant, on sort de chez soi et on sort aussi de soi : en se frottant aux autres et en étant un étranger parmi d’autres, on en apprend surtout beaucoup sur nous-mêmes…

Le voyage “pour changer d’air” : l’imaginaire du voyage bon pour la santé

A la fin du XVIIIe siècle, l’idée se répand que les maladies viennent de l’environnement, de l’air et de l’eau. Les médecins prescrivent alors des voyages de santé : d’abord en bord de mer, pour les bienfaits combinés de l’eau froide et de l’air marin, puis dans les stations thermales et en montagne. Les bains de mer démarrent à Dieppe dans les années 1820 et peu à peu, grâce au chemin de fer, se répandent les stations balnéaires, les stations thermales et les stations d’altitude où l’on soigne ses maux, à l’air pur, loin des miasmes de la ville.

Le voyage n’est pas seulement considéré comme un remède aux maladies du corps : il est aussi utile aux maux de l’esprit par sa faculté à dépayser, à extraire du quotidien. Ainsi, les médecins prescrivent (surtout aux femmes…) des croisières comme remèdes à leur mélancolie.

Le voyage pour le dépaysement : l’imaginaire de l’évasion

En 1766, Bougainville quitte Nantes à bord de la Boudeuse pour accomplir le premier tour du monde réalisé par un Français. Son périple, qui dure 3 ans, aura un fort impact sur les imaginaires : son récit livre une vision paradisiaque du lointain et construit le mythe du bon sauvage qui influencera les philosophes des Lumières.

Les expéditions et voyages d’étude des XVIIIe et XIXe siècles construisent ce que la géographe Linda Boukhris appelle les “imaginaires touristiques” : les photographies, rapportées par les naturalistes, sont de véritables “cartes postales” de plage tropicale et de nature indemne qui nourrissent encore nos désirs de voyage d’aujourd’hui.

L’art joue également un grand rôle. C’est le cas de la peinture de Gauguin qui représente Tahiti comme une île paradisiaque et primitive et renforce ainsi les stéréotypes. C’est le cas aussi des récits de voyage qui dépeignent un touriste qui jouit du spectacle du monde, tel Stevenson qui traverse les Cévennes à pied avec pour seule compagnie son ânesse. Ces dimensions hédonistes de plaisir et de dépaysement deviennent la motivation principale des voyageurs.

Des désirs de voyage ballottés entre le “à faire absolument” et l’insolite

A mesure que le voyage devient une pratique répandue aux XVIIIe et XIXe siècles, les plus aisés veulent s’extraire de la masse et vivre une expérience singulière. C’est ainsi qu’apparaît, en même temps que la tendance à la démocratisation, la recherche par les classes supérieures de séjours en hôtel de luxe, appelés palaces.

Pour distinguer ce voyage d’agrément réservé aux élites, la langue anglaise invente en 1780 le mot “touriste” – issu de Grand Tour. A cette époque, le “touriste” désigne celui qui est assez sensible pour jouir du spectacle du monde. Il discrédite, au passage, les classes populaires considérées comme ne sachant pas voyager.

A l’opposé de cette recherche de singularité, il y a la volonté de voir ce que d’autres ont vu. Selon l’anthropologue Saskia Cousin, le tourisme est un processus essentiellement mimétique. Les guides de voyage sont là pour transmettre et permettre cette reproduction mimétique : au XIXe siècle, apparaissent des collections de guides qui vont avoir pour résultat de standardiser les voyages ; et au XXIe, ce sont les réseaux sociaux, consultés par 39 % des Français pour leurs voyages, qui nourrissent cette standardisation.

Ces guides, quels qu’ils soient, uniformisent les pratiques : il y a des sites “à voir absolument”, des pays “à faire une fois dans sa vie”, des lieux “à instragramer”… C’est la culture de l’émerveillement sur commande qui cohabite avec le désir d’être le premier ou le seul à fouler une terre où personne n’est jamais allé. On nage en pleine contradiction : les élites urbaines occidentales se rêvent explorateurs et désirent sortir des sentiers battus, tout en se référant aux images vues sur Instagram…

Voyageur vs. touriste

Aujourd’hui, nos représentations du voyageur et du touriste s’opposent : au voyageur, les valeurs d’authenticité, d’aventure, de rencontre, d’ouverture d’esprit et de curiosité ; au touriste, les reproches de voyage standard, de consumérisme, d’impact écologique (en émissions de CO2, en pression sur les écosystèmes, en nuisances pour les populations locales).

Derrière cette opposition, se cache un mépris de classe, selon l’historien Sylvain Venayre : en 1830, les classes aisées se plaignent déjà d’un tourisme destructeur abîmant le paysage. Il s’agit en fait de critiquer la venue des classes populaires dans les lieux jusque-là réservés aux élites Avec la massification du tourisme dans les années 1960, liée à la démocratisation de l’avion, la généralisation des voitures et la présence de plus en plus importante d’équipements tels que les campings, le mot même de “touriste” devient péjoratif.

Le culte de la vitesse

Aller vite est une préoccupation des voyageurs depuis longtemps : bien avant la construction des lignes de chemins de fer au milieu du XIXe siècle, les routes restaurées permettent aux diligences d’aller très vite d’un point à un autre. On fait, déjà à cette époque, l’expérience de la vitesse. C’est juste la façon dont on va vite qui change avec le chemin de fer, la voiture puis l’avion. Mais tous ces moyens de transport procèdent du même principe : être “expédié” d’un point à un autre. Il ne s’agit pas d’un voyage mais d’un déplacement ou d’un trajet.

Cet imaginaire de la vitesse est si ancré aujourd’hui que l’on considère que le voyage ne commence qu’une fois arrivé à destination. Or ne pourrait-il pas démarrer dès franchi le pas de sa porte ?

L’industrie aérienne se nourrit de ces imaginaires et de la culture de l’émerveillement sur commande et pousse à prendre des vols secs pour visiter une capitale européenne le temps d’un week-end. Ce qui fait qu’en 2024, le transport aérien a battu les records en atteignant près 5 milliards de passagers. En réalité, le nombre de personnes prenant l’avion ne représente qu’un faible pourcentage de la population mondiale : seuls 3 % des habitants de notre planète prennent l’avion mais le font de trop nombreuses fois et pour des destinations parfois accessibles en train.

Imaginer des contre-récits

Le voyage a donc beaucoup évolué depuis le XVIIIe siècle : de voyage de nécessité, il s’est mué en voyage d’agrément, d’aristocratique, il est devenu populaire, de savant, il est devenu divertissant. Depuis les années 1960, c’est un phénomène de masse questionnable d’un point de vue écologique et éthique. Mais faut-il, pour autant, tout remettre en question et cesser de voyager à la rencontre des autres ? Selon le sociologue Jean-Didier Urbin, le voyage “n’est plus une récompense, c’est un droit”, il est devenu indispensable à la paix sociale.

Il s’agit donc non pas de l’interdire mais de le réinventer et d’explorer de nouvelles voies. Et elles existent déjà : le slow tourisme, qui réhabilite la lenteur et l’itinérance, l’agrotourisme qui permet des rencontres authentiques, le tourisme local qui démontre que le dépaysement est possible près de chez soi… Le tourisme alternatif existe sous une grande variété de formes et ne demande qu’à se réinventer.


Nouveaux récits et voyage : quels contre-récits proposer ?

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