Le salut de l’humanité se trouve-t-il dans la (recon)quête d’un sens commun ? Sébastien Bohler en est convaincu. En s’appuyant sur les neurosciences, l’auteur de ce petit livre sorti en 2020 retrace l’histoire de l’humanité à travers le prisme du sens : à quel moment les humains ont-ils eu recours à un sens, un récit commun ? Pour quoi ? Et qu’en est-il de ce sens aujourd’hui ? Et demain, quel nouveau sens l’humanité pourra-t-elle trouver ?
Le pitch : redonner un sens commun à l’humanité par le sens écologique
Dans les sociétés primitives, la coopération était essentielle pour la survie, mais elle était facilitée par la taille réduite des groupes. Les membres du groupe se connaissaient tous et pouvaient ainsi prédire les actions des uns et des autres. Avec la sédentarisation et l’émergence des civilisations, prédire les actions des autres est devenu impossible : c’est là que la création de rituels collectifs puis la construction de normes morales sont devenues nécessaires. Les mythes et les religions ont servi de cadre au collectif : en offrant une explication globale du monde et en instaurant des rituels communs, ces récits ont permis aux humains de coopérer au sein de groupes de plus en plus grands et complexes.
Avec le recul des religions en Europe, des piliers entiers d’organisation de nos sociétés se sont effondrés. Et le vide laissé par le sens que donnaient les religions est bien difficile à combler. Face à cette perte de repères, à cette crise de sens, de nombreuses personnes se réfugient dans le gonflement de l’estime de soi (par la consommation, le sport, la célébrité ou la réussite professionnelle), la distraction par les médias et les loisirs (stratégie d’évitement) et le repli identitaire. Et, à mesure que les manifestations de la crise écologique deviennent palpables, ces réactions de refuge dans la consommation, d’évitement et de repli identitaire risquent de s’accentuer si on n’offre pas de repères, un sens commun. Et pour l’auteur, ce sens commun est là, il existe : c’est le sens écologique.
Ce nouveau sens écologique reviendrait à faire de la neutralité carbone la nouvelle norme et à exalter le sacrifice de la consommation et de nos anciens modes de vie. Aujourd’hui, les efforts isolés de quelques individus pour moins consommer paraissent vains car une multitude d’autres continuent d’alimenter la machine à produire. Mais selon Sébastien Bohler, si nous partageons une morale environnementale et un même projet commun, nous serons prêts à ce sacrifice collectif.
L’auteur Sébastien Bohler
Sébastien Bohler est journaliste scientifique et rédacteur en chef de la revue Cerveau et Psycho. Ancien élève de l’Ecole polytechnique et docteur en neuroscience, il décrypte nos comportements en s’appuyant sur des études de psychologues et de neurobiologistes. Il se fait connaître en 2019 avec son livre “Le bug humain”, dans lequel il développe la théorie selon laquelle nous serions les esclaves d’un circuit de récompense qui nous pousserait à toujours plus de consommation. Selon lui, hier notre cerveau était notre allié, en nous faisant triompher de la nature ; aujourd’hui il est en passe de devenir notre pire ennemi.
Pourquoi c’est nouveaux récits ?
- Parce que l’auteur a la conviction que le salut de l’humanité réside dans l’adhésion à un nouveau récit commun. L’auteur explique que sans ce récit, il y a trop d’incertitudes que notre cerveau n’est pas apte à “digérer”. Nous avons besoin, pour notre vie (besoin biologique) et notre survie (face aux crises écologique et climatique), d’un grand récit commun.
- Il croit donc en la constitution d’UN grand récit, UN sens (le sens écologique), qu’il propose d’élever en religion planétaire. Ce qui non seulement paraît peu probable (les religions ne se décrètent pas et imaginer une religion planétaire, au vu de la fragmentation de nos sociétés, semble relever de la science-fiction) mais n’est pas non plus souhaitable : qu’en serait-il alors de notre sens critique et de notre libre-arbitre si nos sociétés étaient régies par une religion écologique ?
Les concepts clés : le cortex singulaire, le syndrome de stress prétraumatique et le sens écologique
Le cortex singulaire : A l’origine de notre besoin de sens, se trouve une particularité de notre espèce : notre capacité de prédiction. Cette faculté d’anticiper les événements futurs est ce qui nous a permis de survivre dans des environnements hostiles. Notre cerveau est conçu comme cela : il interprète sans arrêt ce qui se trouve autour de lui, d’où notre tendance à chercher des schémas, à trouver de l’ordre dans le chaos, même là où il n’y en a pas réellement. Même irrationnel, le sens qui est donné à notre environnement nous permet de nous sentir en contrôle et nous évite l’angoisse face à l’inconnu. Lorsque nos prédictions échouent, le cerveau réagit : le cortex cingulaire, une région du cerveau impliquée dans la gestion des erreurs de prédiction, s’active, déclenchant une réponse de stress. Trop de changements ou d’incertitudes peuvent provoquer cette réaction, entraînant un sentiment de malaise et de désorientation. A l’inverse, toutes les constructions qui rétablissent une forme de prédictabilité (comme la religion qui donne un sens à notre existence et prédit une vie dans un au-delà) et les rituels qui y sont associés ont un effet apaisant pour notre cerveau.
Le syndrome de stress pré-traumatique : Les sociétés occidentales font face à un très grand nombre d’incertitudes : incertitudes sur l’emploi et donc sur notre utilité sociale, incertitudes sur le couple et la famille, incertitudes sur l’avenir accentuées par les prédictions du GIEC… Notre cerveau n’est pas armé pour “digérer” tout cela et faire face à trop d’incertitudes : il a besoin de repères fiables, de stabilité. Les prédictions de dérèglement climatique et de crise écologique génèrent chez certains de l’éco-anxiété ou solastalgie. Cela équivaut à un syndrome de stress pré-traumatique : la réaction de stress réside dans l’anticipation des événements avant qu’ils soient advenus.
Le sens écologique : Selon Sébastien Bohler, il existe trois typologies de sens dont deux ont déjà marqué l’histoire de l’humanité : le sens cosmique, dont le ciment est la croyance en des divinités et l’accomplissement de rituels de sacrifice ; le sens social dont le ciment est l’adhésion à des valeurs morales humanistes ; et enfin le sens écologique dont le ciment serait la connaissance et la sacralisation de la planète et du vivant. Dans toutes ces typologies de sens, il y a des valeurs sacrées : dans le cas des religions, c’est Dieu ; dans le cas du sens social, on sacralise la République ; et le sens écologique, lui, sacraliserait la préservation de la planète. Selon Sébastien Bohler, le sens écologique présente l’avantage de réunir sens cosmique et sens social : il édicte une morale (comme le sens social) et donne une représentation du monde (comme le sens cosmique) mais cette représentation est basée sur la connaissance du monde physique et non sur la transcendance. Ainsi, la science dirait non seulement le vrai et le faux mais aussi le bien et le mal. La conviction de Sébastien Bohler est que si d’autres citoyens tiennent pour sacré ce que l’on tient soi-même pour une valeur indépassable, alors cela crée le fondement d’un nouveau pacte d’appartenance et de confiance. Et c’est seulement en cas d’adhésion commune à cette valeur sacrée que le renoncement collectif à la croissance et à la consommation sera possible.
La citation qu’on aime
“Rendons-nous bien compte que nous avons aujourd’hui sur les bras huit milliards de cortex singulaires occupés à tromper leur peur de la mort et de l’imprévisible par des smartphones, des hamburgers et des crèmes solaires ; il faut maintenant les occuper à tromper leur peur de la mort et de l’imprévisible en les réunissant autour d’un sens partagé. Pour qui aime les défis, c’est probablement le plus grand de tous.”