Le sport : quels imaginaires déconstruire ?

Toujours plus vite, toujours plus haut, toujours plus fort. La devise des Jeux Olympiques nous livre en quelques mots l’un des imaginaires du sport dans lequel nous baignons, celui de la performance et du dépassement de soi. Et alors direz-vous ? En quoi cet imaginaire est-il problématique ? Pourquoi faudrait-il le déconstruire ? Le dépassement de soi en lui-même peut être une valeur forte et mobilisatrice. Ce qui est problématique, c’est ce que cet imaginaire induit : le risque de ne pas écouter ses limites et se mettre en danger, l’ultra-compétitivité, la vision normative du corps… Pour proposer des récits qui concilient écoute de soi et performance, respect de l’autre et compétition, il faut d’abord questionner le pourquoi de ces représentations. D’où viennent-elles, comment sont-elles alimentées ? Partons à la découverte de ces imaginaires qui ont construit nos représentations du sport à travers l’Histoire.

Le sport, une notion difficile à définir

Le mot “sport” existe depuis le XIXe siècle et n’est entré dans le langage courant qu’au XXe siècle. S’il fait partie de notre quotidien, il est pourtant difficile d’en délimiter les contours. Se définit-il par le fait de pratiquer une activité physique ? Non car l’e-sport qui, comme son nom l’indique, est bien un sport. C’est une activité certes motrice mais surtout intellectuelle. Et la danse, qui implique une activité physique intense, est un art et n’entre pas dans les disciplines sportives. Est-il alors défini par des règles du jeu, la performance, la compétition ? Non plus, car la pratique sportive la plus pratiquée en France, la marche, est étrangère aux règles, à la performance et à la compétition.

Pour certains, le sport implique forcément une compétition. Le reste, comme la randonnée, n’étant qu’une activité physique. Pour d’autres, le sport englobe toutes les activités physiques – et donc l’e-sport en est d’office exclu. Bref, entre activité physique et sport, le match n’est pas terminé ! C’est pour cela d’ailleurs qu’en France, le sport à l’école s’appelle EPS – éducation physique et sportive. Signe que cette tension entre sport et activité physique perdure.

L’imaginaire antique de l’esprit sain dans un corps sain

Dans la Grèce antique, la pratique sportive, le fait de ciseler son corps pour qu’il soit athlétique, repose sur des imaginaires religieux. C’est une façon d’honorer les Dieux. La pratique sportive pousse les performances naturelles du corps humain à leur paroxysme, comme une offrande sacrificielle aux Dieux.

Les Jeux Olympiques, eux, sont inspirés de la périodos. Grande fête qui conduit les athlètes de la Grèce antique dans les stades d’Olympie, de Delphes, de Némée et de Corinthe. C’est l’occasion d’une trêve sacrée entre les cités grecques. Elle rassemble plusieurs milliers de personnes de toutes conditions sociales, à l’exclusion des femmes.

Lors de cette périodos, aucune notion de plaisir ou de jeu, au contraire ! On demande aux athlètes d’accomplir des exploits physiques sans autre perspective de récompense qu’une couronne de laurier. Il s’agit pour les athlètes de démontrer leur valeur à travers des pratiques proches de l’art militaire. La course (à pied et en armes), la lutte, le pugilat, le saut et le lancer de disque. Des pratiques individuelles donc, qui ne laissent aucune place à ce que l’on appelle aujourd’hui les sports collectifs.

En dehors de la période des Jeux, le sport est très présent dans l’éducation et possède ses lieux dédiés. Les athlètes grecs s’entraînent dans la palestre, une vaste cour extérieure donnant accès à un ensemble de pièces qui forment le gymnase. On y pratique la lutte et d’autres exercices physiques comme la course, le lancer du javelot et du disque. Partant de l’idée que le beau se conjugue avec le bien, l’enseignement des jeunes hommes intègre une préparation qui lie beauté physique et élévation morale, résumée dans l’expression bien connue aujourd’hui : “un esprit sain dans un corps sain”.

A l’origine des imaginaires : le sport spectacle de la guerre

À l’inverse de la Grèce antique, Rome n’accorde pas une telle importance au corps et l’athlète qui se donne en spectacle dans les amphithéâtres est socialement dévalorisé. En effet, pour les citoyens romains, disputer une compétition en public est une forme de déshonneur. Donc ce ne sont pas des citoyens qui participent aux spectacles à caractère sportif que sont les courses de chars ou les combats de gladiateurs.

Le sport s’inscrit, à Rome comme dans toute l’Europe médiévale, dans un imaginaire militaire. On entraîne les chevaliers à l’art de la guerre : l’escrime, le tir à l’arc et le maniement des armes. Les tournois et joutes qui mettent en scène des chevaliers, et ceux qui veulent le devenir, sont de véritables spectacles combinant art militaire et divertissement public. Cette finalité militaire du sport restera longtemps dans les imaginaires et pratiques. Au début du XXe siècle, il s’agit, par la gymnastique, de préparer les corps au combat. Les disciplines gymniques, comme celle de grimper à la corde, sont très proches de l’entraînement militaire.

Quelle place sport plaisir dans les imaginaires ?

À la Renaissance, certains jeux connaissent une popularité grandissante. C’est le cas, en France, du jeu de paume ancêtre du tennis et de la pelote basque. Et, en Italie, du calcio florentin, jeu de balle mêlant football, rugby et lutte. Le jeu de paume est une passion française : des salles de jeux s’installent dans toutes les villes (Paris en compte une centaine). Et un tournoi mondial est même organisé et remporté par un Français ! C’est d’ailleurs le premier titre sportif mondial.

Avec le succès de ces jeux, on assiste au recul de la valorisation de la force physique au profit de l’agilité et de la prestance des sportifs. La dimension de plaisir prévaut, à la fois pour les pratiquants et les spectateurs. Car, à l’inverse des tournois limités aux chevaliers et à ceux qui ambitionnent de le devenir, tout le monde peut jouer au jeu de paume, y compris les femmes et les enfants ! D’ailleurs, la passion des Français pour ce jeu embarrasse les autorités qui peinent à la canaliser. La pratique est même interdite hors dimanche, en vain ! Preuve que les joueurs y trouvent du plaisir avant tout.

L’invention du sport moderne : le culte du record

Au XIXe siècle, deux modèles distincts de pratiques sportives existent en Europe : d’un côté, le mouvement gymnique en Allemagne. Et de l’autre, la naissance du sport moderne (et du mot-même de sport) en Angleterre. En Allemagne, c’est l’approche hygiéniste et médicale qui prévaut. Le mouvement gymnique, qui y naît au début du XIXe siècle, n’est pas un sport codifié mais une pratique pour former les corps, un sport santé. Un peu plus tard en France, la gymnastique est intégrée dans l’éducation dans une logique plus disciplinaire.

À l’opposé de ce modèle, naît en Grande Bretagne le sport moderne. Depuis le XVIIIe siècle, les membres de la gentry se confrontent entre eux. Soit directement soit indirectement par l’intermédiaire de leurs laquais. Ces derniers finiront par se vendre aux plus offrants, donnant progressivement naissance à un marché professionnel. Le sport amateur moderne va naître un peu plus tard, dans les années 1820-1850, toujours en Grande-Bretagne. Mais cette fois dans les grandes écoles : Thomas Arnold, directeur d’un collège de rugby, fait du sport un outil d’éducation et de formation des élites. Ce sport scolaire se répand dans les grandes écoles et les étudiants qui y font leurs études prolongent leur pratique sportive. Ils fondent un sport amateur réservé aux classes favorisées.

Dans les années 1860-1870, le modèle anglais va se diffuser en Europe continentale et en Amérique du Nord puis partout dans le monde via les conquêtes coloniales. Mais le modèle ne s’imposera pas sans résistances ni sans adaptations locales.


Sport et imaginaires en France : du record à la spectacularisation

En France, par exemple, la culture de la gymnastique va résister à ce modèle. Toutefois, des clubs vont s’organiser, fondés par un courant réformateur emmené notamment par Coubertin ou de Saint Clair qui considèrent le sport comme un élément de culture et d’éducation.

Au XIXe siècle, les philosophes des Lumières contribuent à diffuser le culte du progrès : l’idée que l’humain est perfectible et que ses progrès sont sans limite est alors en vogue. Avec l’invention de moyens modernes de mesure, on met le corps humain en chiffres : à l’usine, pour améliorer les gestes et techniques et le temps passé par les ouvriers mais aussi dans le sport. Avec le chronomètre – comme aujourd’hui avec les montres connectées -, le record s’impose dans la pratique sportive, qu’elle soit gymnique ou collective : ce nouvel outil permet de conserver une mémoire de la performance et de comparer dans le temps les athlètes – avec eux-mêmes, mais aussi entre eux. Le sport entre ainsi dans une ère de mesure et de quantification. Ceux qui pratiquent une activité sportive ne cherchent plus simplement le plaisir du jeu et la distraction, mais se mettent au défi de se dépasser eux-mêmes et surtout de surpasser leurs adversaires.

Avec la spectacularisation du sport, notamment par l’entremise des médias de masse, la course au record et à la performance ne va faire que se renforcer. Il faut aller toujours plus loin, se surpasser, battre des records. Cette surenchère, problématique pour les athlètes de haut niveau, alimente des dérives telle que le dopage et a aussi des conséquences sur la santé mentale des sportifs.

Le sport, instrument du culte du corps

Dans les années 1970, le sport se démocratise et la pratique sportive se généralise. Et le culte de la performance, lui, s’individualise : il devient le lot de chacun et pas seulement des athlètes de haut niveau. Le corps devient un projet qu’il faut “gérer”, contrôler, optimiser comme le fait un entrepreneur avec un projet économique. Le culte du corps parfait s’exprime à travers la culture fitness et est poussé à l’extrême chez les bodybuilders qui contrôlent tout, leur masse graisseuse, la symétrie de leurs muscles, et repoussent sans cesse les limites de leur propre corps.

L’idée communément admise de “no pain, no gain”, autrement dit “il faut souffrir pour être beau/belle”, accentue la quête de performance et de perfection et éloigne les individus de leurs ressentis. Le corps n’est plus qu’un objet à modeler. S’il parvient à modeler le “bon” corps, l’individu est socialement valorisé. À l’inverse, le “mauvais” corps est stigmatisé et l’individu tombe dans la culpabilité : dans une société où le corps parfait est une quête qui semble accessible à tous, l’individu qui n’y parvient pas est pointé du doigt. On le voit bien avec la stigmatisation sociale des personnes en surpoids.


No pain, no gain.

L’imaginaire du dépassement de soi dans le sport : un imaginaire à déconstruire ?

Oui l’effort implique intrinsèquement le dépassement de l’effort : on veut reproduire mais surtout arriver à faire plus et mieux. Ce dépassement-là est vertueux. Le problème est qu’il se couple au culte de la performance et au culte du corps. Mais aussi que les injonctions sociales à se dépasser sont très présentes. Injonction à bouger pour être en bonne santé ; injonction à ciseler un corps que l’on met en scène sur les réseaux sociaux (se mettre en scène en train de faire du sport signifie que l’on a le contrôle de soi) ; injonction à l’abnégation et l’oubli de soi (se surpasser pour mériter la reconnaissance).

Aujourd’hui – on l’a vu lors des Jeux Olympiques de Paris -, le sportif de haut niveau est un héros national. Le champion  est une figure de la méritocratie. Il ne doit son mérite qu’à son travail (intense) et à son abnégation. Il est combatif (la culture de la gagne) et résilient (il a franchi de nombreux obstacles pour y arriver). On aime tous entendre ces histoires de ces sportifs partis de rien et arrivés au firmament. Mais c’est un récit qui alimente la croyance selon laquelle “quand on veut, on peut” (et donc si on n’y arrive pas, on ne peut en vouloir qu’à soi…). Et qui entretient l’illusion d’une égalité des chances entre participants (avec du travail et de la persévérance, quiconque peut s’affirmer et devenir le héros de demain).


Sport : vers de nouveaux imaginaires

Heureusement, certains sportifs prennent le contrepied de ces imaginaires du sportif “héros”. Ils nous proposent une autre version du sport : oui mieux vaut être bien entouré pour y arriver et non le sportif n’est pas invulnérable. C’est ce que le nageur Léon Marchand et la gymnaste Simone Biles expriment. Ils sont vulnérables et c’est pour cela qu’ils prennent soin de leur santé mentale. Prendre soin de leur santé passe par le fait de retrouver du plaisir dans la pratique et reléguer la victoire et le record au second plan. La quête de médailles n’est pas leur unique horizon, c’est juste la cerise sur le gâteau ! Voilà un des contre-récits que l’on peut proposer aux imaginaires en place sur le sport.

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