“On a toujours fait ainsi”, “C’est comme ça que ça marche”, “On ne peut pas faire autrement”… Nous avons tous.tes un jour prononcé l’une de ses phrases. Et c’est bien normal : on a tendance à faire ce que l’on connaît, à suivre les mêmes chemins de pensée, à reproduire les schémas du passé. C’est rassurant et ça nous permet de rester dans le domaine du connu et du maîtrisable. Oui mais ce sont ces mêmes schémas qui, aujourd’hui, nous mènent dans le mur. Que faire alors ? Se mettre en mouvement, aller vers le changement (de société, de modes de vie, de représentations…). Et pour cela, se départir de ses réflexes de pensée et d’action. Comment faire ? C’est là que la théorie U peut nous aider. Partons à sa découverte.
Le super pouvoir de l’attention
En 1968, Friedrich Glasl, un spécialiste de la théorie des conflits, et Dirk Lemson publient leurs travaux sur la théorie U. Dans les années 1980, Otto Scharmer, alors en formation, découvre ces travaux et décide d’approfondir la théorie. Devenu maître de conférences au MIT dans les années 2000, il popularise ce processus de conduite du changement.
Pour faire émerger du nouveau pour le monde, la théorie U propose un voyage qui suit la courbe de la lettre U. Le principe ? D’abord on descend en introspection pour comprendre les causes profondes de la situation. Puis on s’aligne en étant présent à soi et ensuite remonter en faisant émerger des solutions nouvelles et concrètes.
On imagine assez bien ce processus en intelligence collective. Mais avant d’être un travail collectif, la théorie U est un cheminement intérieur dont la condition préalable est l’attention. L’attention précède l’intention. Seul cet état d’attention permet de s’ouvrir et laisser émerger des solutions nouvelles. Et pour cela, une qualité d’écoute, bien au-delà de l’écoute ordinaire, est nécessaire.
“Le pouvoir de l’attention est le véritable super pouvoir de notre époque. L’attention, alignée avec l’intention, peut déplacer des montagnes.” Otto Scharmer
Les 2 premiers niveaux d’écoute de la théorie U : l’écoute basique
- Le premier niveau d’écoute, que nous pratiquons tous quotidiennement, est une écoute passive. A ce premier niveau, nous n’écoutons pas vraiment. Un exemple ? Quand on pose la question en mode automatique “ça va”, on n’attend pas d’autre réponse que “ça va et toi”. On écoute donc par politesse mais sans réel intérêt à l’autre. Dans ce mode basique, on ne fait que reproduire l’existant, on fait “un peu plus de la même chose”.
- Le deuxième niveau d’écoute est factuel. On est à l’écoute des propos de son interlocuteur mais uniquement intéressé par les faits. Si c’est une problématique, on y apporte des solutions ; si ce sont des idées ou une opinion, on peut entrer dans un débat. On est déjà dans un dialogue mais il reste au niveau de l’intellect et ne s’intéresse nullement aux émotions.
Les 2 derniers niveaux d’écoute de la théorie U : vers le génératif
- Avec le troisième niveau, l’écoute empathique, on est dans un véritable dialogue : on entre en résonance avec son interlocuteur pour comprendre son point de vue et ses ressentis. Cela implique d’être réellement présent, de suspendre son jugement et de ne pas chercher à tout prix une solution.
- Le quatrième niveau est le graal des collectifs : il s’agit de l’écoute générative. Au-delà de l’empathie interpersonnelle, les membres du collectif sont connectés, alignés autour d’un projet commun. Leurs échanges sont fluides et ouverts, ils ont confiance les uns dans les autres. Seul ce niveau permet de faire émerger des idées nouvelles et créatives, d’habitude inaccessibles au niveau de conscience ordinaire.
L’écoute est l’outil premier du cheminement en U : sans travail d’écoute, le processus ne peut se dérouler. Car ce voyage va de plus en plus profondément dans l’introspection et l’écoute : lors de la descente, on se connecte au monde en sortant de sa bulle culturelle. Puis au creux de la courbe, on atteint la pleine conscience pour se connecter à soi. Ce qui permet de faire émerger le futur lors de la remontée.
La descente du U : lâcher prise
Une fois la problématique ou la situation posée, le début du cheminement consiste à ouvrir son esprit, sa volonté et son ressenti, à prendre conscience objectivement de la réalité et à la ressentir. Pour aborder cette étape, il est important de sortir du connu, de se libérer de toutes ses idées préconçues qui déforment la réalité.
Par exemple, sur le sujet de la crise écologique et climatique, nous avons tous des “angles morts” qui consistent à nous raccrocher à des idées rassurantes pour ne pas nous confronter à la situation (“avec le progrès technique, on trouvera forcément une solution”, “les prévisions des scientifiques, ce n’est jamais fiable à 100 %”), ou bien à nous décharger de la responsabilité (“de toute façon, à mon niveau, je ne peux rien faire, c’est aux politiques de bouger”) ou encore à minimiser (“rien de nouveau, tout ça, on le sait déjà”)… Tous ces “angles morts” limitent notre capacité à regarder la réalité en face et à nous observer dans cette réalité.
Pour vraiment observer et percevoir, on se libère de son égo, de ses préjugés et de ses connaissances, on se regarde et on regarde la situation avec un œil neuf. Il s’agit d’adopter une attitude de non-savoir plutôt que de savoir, de se débarrasser de toutes les couches de protection pour aller voir au-delà de ses peurs. Ce lâcher-prise permet de laisser partir le passé et d’atteindre un niveau de pleine de conscience.
Au creux de la courbe : être pleinement présent
Débarrassés des lunettes qui déforment la réalité et ouverts à soi, aux autres et au monde, on entre dans un état de pleine conscience qu’Otto Scharmer nomme “presencing” : ce terme associe la “présence” – être là, ici et maintenant, en pleine conscience – et le “sensing” – ouvrir ses sens au monde qui nous entoure. C’est le temps du silence pour se connecter à notre être profond. C’est un temps de communion avec soi-même et avec les autres. Pas d’action particulière, on accueille juste ce qui est.
Pendant le temps d’arrêt du Presencing, tout notre être s’ouvre pour accueillir ce qui émerge, on laisse venir des intuitions : ce sont les prémisses du futur émergent.
La remontée du U : vers un futur concret
De toutes ces intuitions qui ont émergé pendant la phase de presencing, on en choisit quelques-unes et on essaie de les rendre concrètes, de les prototyper : certaines sont prometteuses et ouvrent d’autres possibles, d’autres aboutissent à une impasse. On expérimente, on teste à petite échelle ces prototypes. Et l’on finit par déployer : on intègre à grande échelle (à l’échelle d’une organisation qu’elle soit une entreprise, une association, un village) ces leviers de transformation.
Si la descente du U, qui ressemble fort à une descente en eaux profondes, peut remuer, bousculer et même gêner, la remontée, elle, est enthousiasmante ! Et en collectif, c’est même galvanisant d’être alignés sur une intention si forte et innovante. Et surtout, cela aboutit à du concret ! On peut se prendre à rêver de vivre cette remontée à l’échelle d’une société tout entière pour inventer un nouveau vivre ensemble…